Brussels, November 18th, 2006
La souffrance, escorte de la vie
avec la participation de
Messieurs P. Cobut , J. Rifflet, JJ. Chenoy et P. De Locht
La souffrance escorte de la vie
Suivant le sens qu’on lui donne assez habituellement dans la foi chrétienne, la souffrance serait la conséquence du péché d’Adam et Eve. Elle marquerait tous les humains dès le début de notre histoire. Mais elle aurait été rachetée par le sacrifice sanglant du Christ sur la croix. Et chacun, dorénavant, serait appelé à participer à cette rédemption, en acceptant la souffrance - voire même parfois en la recherchant - pour le salut du monde.
“Par sa passion et sa mort sur la croix, le Christ, nous dit le Catéchisme de l’Eglise catholique, a donné un sens nouveau à la souffrance : elle peut désormais nous configurer à Lui et nous unir à sa passion rédemptrice” (Rome 1992, p. 322). Voir aussi, p. 321 : “Le prophète Isaïe entrevoit que la souffrance peut avoir un sens rédempteur pour les péchés des autres”. On peut lire dans l’Evangile de Luc un texte, susceptible cependant de diverses compréhensions : “Ne fallait-il pas que le Messie endurât ces souffrances pour entrer dans sa gloire” (Luc 24,26 - 27).
Une telle perception de la souffrance rejoint l’idée, très répandue dans les religions ancestrales, qu’il faut apaiser la colère des dieux, acheter en quelque sorte leur bienveillance par la souffrance et les sacrifices.
Pourtant, il y a aussi dans le Premier Testament, l’épisode d’Abraham qui, croyant devoir sacrifier son fils Isaac, prépare le bûcher. Mais un ange l’arrête. Il épargne son fils et sacrifie un bélier (Genèse 22). Chez le prophète Amos on peut lire ceci : “Je déteste, je méprise vos pèlerinages, je ne puis sentir vos rassemblements, quand vous faites monter vers moi des holocaustes... Votre sacrifice de bêtes grasses, j’en détourne les yeux”. (Amos 5, 21 - 22). Et aussi le psaume 40, 7 : “Tu n’as demandé ni holocauste ni expiation”.
Jamais Jésus ne donne une valeur à la souffrance. Au contraire, à tout moment, et à l’égard de chacun, il la soulage.
Il est même dit “qu’il les guérissait tous”. A prendre, non pas à la lettre, mais dans le sens qu’il apportait à chacun
lumière, force et vie.
On peut alors se demander si l’on comprend bien la prière que Jésus, pris d’angoisse à Gethsémanie, adresse à son Père :
“Si tu le veux, écarte de moi cette coupe... Pourtant, que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui se réalise”
(Luc 22, 42). Est-ce bien un acquiescement du Christ à la mort en tant que requise par Dieu pour racheter les péchés des
humains? Pourquoi, lorsqu’il s’agit de la volonté de Dieu, est-ce toujours à l’occasion d’une épreuve à accepter comme
venant de lui? S’il s’agit d’un Dieu Père, que peut-il demander d’autre, si ce n’est que triomphe l’amour, même au cœur
des événements les plus douloureux de l’existence?
Pourquoi valoriser la souffrance?
Nombreux sont les chrétiens qui, tout en restant profondément attachés à leur foi, ne peuvent plus adhérer à cette valorisation de la souffrance. Une telle explication donnée à la souffrance suscite en effet des difficultés majeures, dont beaucoup de chrétiens prennent de plus en plus conscience.
La doctrine du péché originel, dont un couple primitif porterait la responsabilité et dont la faute aurait de telles répercussions sur l’ensemble du genre humain, se heurte déjà à l’idée d’un couple primitif, dont l’existence est aujourd’hui unanimement récusée. Que la faute de ce couple soit ensuite imputée à chacun jusqu’à la fin des temps, est profondément injuste et devenu totalement impensable.
Que de dégâts suscités par ce soi-disant péché originel, auquel est probablement dû ce lourd et diffus sentiment de culpabilité, qui étreint et paralyse encore tant d’adultes et amène à aborder l’existence sous l’angle du péché beaucoup plus que dans le bonheur d’être vivant !
En outre, quelle image se fait-on d’un Dieu qui aurait besoin de la souffrance et de la mort de son Fils, et à sa suite de chacune et chacun, pour se réconcilier avec les humains? Cette perspective païenne ne cadre pas du tout avec l’Evangile.
Dans cette même lancée, l’interprétation sacrificielle que l’on donne à la célébration eucharistique, est, elle aussi, sujette à caution. Le soir du Jeudi Saint, Jésus réunit ses disciples pour leur redire une dernière fois son appel primordial à la solidarité, la fraternité, la communion, l’amour envers tous, et tout particulièrement à l’égard des laissés pour compte. Lorsque, prenant du pain, il déclare “ceci est mon corps”, il me semble qu’il veut dire : je fais corps avec vous, je participe pleinement à votre humanité. Et quand à la fin du repas, voulant insister encore sur le nœud vital de son message, Jésus prend une coupe de vin, s’agit-il du sang du sacrifice, ou du sang de l’Alliance entre Dieu et nous? Nous sommes tous du même sang, c’est la même vie qui coule dans nos veines, cette vie qui nous est donnée en partage par Dieu et avec Dieu.
Offrir sa souffrance a probablement aidé bien des personnes à porter les difficultés, épreuves et limites de l’existence. Mais une telle présentation du rapport entre Dieu et nous a aussi suscité, à juste titre, tant de révoltes et de rejets. Comment accepter qu’un Dieu, que le christianisme déclare Amour Plénier, puisse avoir besoin du sacrifice et de la mort du Christ et de nous tous?
Une perspective plus évangélique
Comme de nombreux chrétiens, je me situe dans une toute autre perspective. Il ne s’agit pas d’une réflexion théorique. En préparant cette intervention, j’ai essayé de clarifier davantage ce que je portais en moi plus ou moins confusément. Je me risque à l’expliciter devant vous.
Au préalable, deux orientations qui me paraissent capitales.
1°- La souffrance est un fait. On épuise ses forces à vouloir à tout prix en chercher les raisons, voire les justifications. Jésus n’a donné aucun explication de la souffrance, qu’il rencontre pourtant à tous les détours de sa route. Mais il se met à l’oeuvre et, partout où il la rencontre, il la combat.
La question de la souffrance est débilitante, là où l’on cherche en vain à vouloir l’expliquer. Il y a mieux à faire. Elle est stimulante lorsqu’on travaille à s’en libérer soi-même et à en libérer les autres. Les parents de Julie et Mélissa ont pu se dégager autant que possible de leur détresse en s’impliquant personnellement dans des actions et réformes aptes à empêcher de tels crimes.
2°- Je me refuse à chercher, pour la souffrance comme pour tant d’interrogations humaines, des explications pseudo-religieuses, qui esquivent à bon compte les difficultés et évitent d’affronter dans leur vérité existentielle des interrogations omni-présentes.
Ainsi, on ne peut se contenter, comme on l’a fait trop souvent, d’écarter tout débat de fond sur l’euthanasie, en affirmant “que la vie ne nous appartient pas, qu’elle appartient à Dieu”. Il est vital d’affronter dans leurs dimensions tout simplement humaines tant de questions d’actualité. Ce qui ne nous empêche nullement, bien au contraire, d’y porter ensuite un regard de foi religieuse, comme je le montrerai en terminant.
Alors, que penser de la souffrance?
(1) La souffrance est un fait qui, comme tel, peut avoir une utilité, toute momentanée, en tant que signal d’alerte. Des maux de dents ou d’estomac indiquent que quelque chose est à revoir, à corriger. C’est d’ailleurs déjà le cas de la machine à laver qui fait un bruit anormal.
Il est important et heureux que nous souffrions aujourd’hui de tant de choses qui jadis nous paraissaient naturelles et normales, que ce soient les dégâts à l’environnement, la colonisation, l’esclavage des populations moins développées... La souffrance a ici un rôle constructif, car elle nous stimule à inventer du neuf, à susciter des transformations essentielles et vitales.
(2) La souffrance est d’autant plus à combattre qu’elle a fréquemment un caractère envahissant et paralysant, tant
physiquement que spirituellement.
Comme tout se tient dans la personne humaine, une souffrance même tout-à-fait localisée engendre facilement des craintes, voire une angoisse générale. Le lieu précis de la souffrance est souvent vécu par le patient comme le mettant tout entier en danger. L’aveugle ne souffre pas seulement de sa cécité, mais l’isolement qu’elle suscite l’amène à être ou à se croire rejeté par la société. Aussi est-il opportun de réduire autant que possible la souffrance, afin que la personne ne soit pas touchée dans ses forces vives.
C’est dire l’importance des soins palliatifs qui, en luttant contre la souffrance et dans le refus de tout acharnement thérapeutique, sauvegardent et protègent les capacités relationnelles et spirituelles, déterminantes en fin de vie.
C’est à ce titre que se situe, selon moi, la place non-négligeable de l’euthanasie, en tant que possibilité de mettre
fin à des souffrances vécues comme insupportables, inhumaines.
En présence de souffrances particulièrement difficiles à vivre, il me parait important qu’on puisse avoir le choix de décider d’en finir, ou de continuer à vivre, malgré le lourd fardeau à assumer. Dans ce cas, la vie garde sens et valeur, malgré les limites et souffrances qu’elle comporte. On porte alors très différemment ses limites et difficultés, lorsqu’on les vit comme un moindre mal, voire même comme des limites auxquelles on peut donner une signification personnelle.
Si telle n’est pas la perception du patient, à quel titre l’obliger à prolonger une existence qu’il ne vit plus que dans la douleur et le non-sens? Option dont seule la personne en cause a les éléments déterminants, tout en ne négligeant pas le contexte relationnel dans lequel elle est engagée.
Ce choix qu’ouvre l’euthanasie me parait capital, pour ne pas se contenter de subir la dernière étape de notre existence. Trop de personnes, surtout parmi les plus âgées, subissent leur sort, et s’enferment peu à peu dans la dépendance et la passivité.
Quant aux épreuves que l’on expérimente, on constate que, plus que l’impossibilité de les assumer vaille que vaille aujourd’hui, c’est davantage l’appréhension qu’elles soient demain inviables, qui nous paralyse. La crainte pour le futur risque d’amener à prendre prématurément des décisions irrémédiables. On sera davantage enclin à vivre un aujourd’hui même difficile, lorsqu’on sait ne pas être démuni devant l’inconnue de demain.
Lors de la promulgation de la loi, les débats concernant l’euthanasie ont trop été centrés sur l’intervention du médecin, au détriment de la question fondamentale du droit moral et légal de la personne à disposer de sa fin de vie. Faute d’associer étroitement la décision du patient et l’intervention du médecin, celle-ci est perçue comme une mise à mort. Dans le cadre d’un dialogue suffisamment réfléchi et prolongé entre médecin et malade, il s’agit alors d’aider la personne à réaliser son projet de fin de vie. L’intervention prend alors un tout autre sens.
(3) Certaines souffrances qui s’imposent à nous, qu’on ne peut éviter, telles un deuil cruel ou une grave opération nous
conduisant au seuil de la mort, peuvent être décapantes et libérantes. Elles désencombrent de tant de préoccupations
superficielles et accessoires. Tel est le cas souvent d’une maladie grave dont on a survécu, d’une dépression dont on
est sorti, d’un deuil... Notre échelle d’importance s’en trouve profondément transformée.
Étape importante, qui consiste moins à rejeter quoi que ce soit, qu’à découvrir de nouvelles perspectives. Des préoccupations harcelantes perdent de leur importance et se détachent d’elles-mêmes, dans la mesure où des lignes de faite nouvelles s’entrouvrent. Ainsi, dans la vieillesse, la proximité de la mort aide à dépasser l’accessoire ou l’inutile.
Alors qu’augmentent les dépendances, la qualité des relations aux autres devient prépondérante.
C’est dans ce cadre que je voudrais terminer en ajoutant, en tant que croyant, une perspective de foi, à mes yeux
capitale. Ce n’est pas en tant que théologien que je l’évoque, mais tout bonnement comme croyant.
La vieillesse, au moins comme dernière étape consciente de l’existence, est-elle seulement une retombée, une diminution dégradante? Ne pourrait-elle pas être l’étape qui couronne la vie, étape qui prépare au grand passage vers un au-delà dont on ignore totalement le contenu et les modalités?
Durant sa vie entière, on s’est engagé et on a combattu pour les objectifs et valeurs qui nous tenaient à cœur. Il s’agit maintenant de déposer les armes. S’il y a un Dieu, la seule attitude requise est l’accueil, la confiance en un avenir qui nous est donné. Compter sur nos mérites, nos idées sur l’au-delà..., ce serait encore chercher en soi des garanties. Seule importe, pour ce grand passage (cette pâque), l’aptitude la plus entière à recevoir.
Je suis donc de plus en plus attentif à la vieillesse, non comme une fin débilitante, mais comme un détachement progressif, qui permet de développer, dans la confiance, les dimensions relationnelles de l’existence humaine, et pour le croyant d’y insérer l’attente d’une réalité transcendante. Ainsi la vieillesse, dans ses dépendances grandissantes, loin d’être un rétrécissement, serait - aux yeux du croyant - le déploiement ultime de l’espérance et de la confiance
Pierre de Locht
Samedi 18 novembre 2006
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